A quelques jours du début de la campagne de la présidentielle de Juin 2024, le candidat Outouma Soumaré analyse à travers cet entretien, « l’état-profond oligarchique » qui mine le développement de la Mauritanie, livre sa vision d’une Mauritanie juste et travailleuse, à travers les questions de l’éducation, de la cohabitation, de la santé, de la gouvernance et de la justice, entre autres.

Professeur Outouma Soumaré, candidat à la présidentielle mauritanienne de Juin 2024.

Professeur Outouma Soumaré, candidat à la présidentielle mauritanienne de Juin 2024.

Il y a eu un appel récent du docteur mathématicien Mouhamadou Sy, à une Union de l’opposition. Avez-vous la même réflexion sur l’approche ?

 

Effectivement l’union de l’opposition est l’idéal pour permettre de renverser une situation de monopole absolu sur l’exercice du pouvoir en Mauritanie. Mais encore aurait-il fallu qu’elle ait été préparée il y a plusieurs années, et qu’il y ait certaines personnalités qui se dégagent progressivement, tout en apprenant à travailler ensemble dans le cadre de la confiance, et autour d’un projet commun, où les grandes idées sont débattues, convenues, homogénéisées et défendues ensemble, chacun avec son point de vue, sa personnalité, ou son mouvement politique.

 

C’est l’inverse qui s’est produit, avec un éparpillement des forces de l’opposition, pas seulement de l’opposition historique, mais aussi de l’opposition émergente qui essaie de prendre le relais, sans avoir été soutenue, ou avoir bénéficié d’un passage de relais de l’opposition historique. Donc, le cas de figure idéal ne se présentant pas, la stratégie est la candidature multiple, pour essayer, chacun à son niveau, de « grappiller » le plus d’électeurs possible, sachant que le lien qui existe entre les leaders politiques et les électeurs, se renouvelle à chaque élection !

 

Vous évoquiez récemment le concept d’Etat-profond pour décrire la gouvernance en place dans le pays. Le voyez-vous engoncé dans une structure militaro-tribale ?

 

Le concept « d’état-profond » est ottoman. L’empire ottoman, dans sa présence en Egypte, a été étudié par les anglo-saxons, et ils en ont tiré la notion de « deep state », qui fait l’état-profond en français, et الدولة العميقة (aldawlat aleamiqa) en arabe. C’est l’idée d’une partie immergée du pouvoir exécutif qui dirige tout mais dans l’ombre. La partie visible est évidemment l’exécutif gouvernemental, avec le président élu, mais à la manière d’un iceberg, dont on ne voit que la partie visible, alors que la partie la plus dangereuse pour le navigateur est la partie invisible, immergée.

 

Cet état-profond fait partie de  « la manière de faire sur Terre ». L’humanité fait avec un état-profond, et ce quelque soit le regroupement du pouvoir centralisé. Dans certains pays, cet état-profond oeuvre dans un cadre, qui est l’état de droit, la citoyenneté; il peut même accepter d’être influencé par un lobby financier, ethnique ou même religieux, mais son ambition demeure une ambition nationale. Effectivement, c’est lui qui tire les rênes du pouvoir, mais dans les limites du cadre des règles de la république, et dans l’intérêt général bien compris, qui est celui de la Nation.

 

Pour ce qui est de la Mauritanie, la forme centralisée du pouvoir a été rendue possible par la décolonisation, avec une colonisation de très courte durée pour la partie Bidhane. Et une colonisation un peu plus longue pour les parties Wolof, Pulaar et Soninké. C’est tardivement qu’est venue l’idée, dans la tête du colonisateur, à travers Xavier Coppolani, de rattacher à la rive droite, le Protectorat des pays maures. Il me semble que l’empreinte du colonisateur n’a pas été suffisante pour créer un état centralisé légitimé auprès de tous, et accepté par tous, avec des règles de fonctionnement bien comprises.

 

D’où d’ailleurs, le besoin pour l’un des pères fondateurs de la Nation, Moctar Ould Daddah, parce qu’il n’était pas le seul évidemment, il y avait des hommes avec lui, pas toujours d’accord avec ce qu’il faisait, de faire le congrès d’Aleg. Parce qu’il fallait adopter la forme appropriée par tous du pouvoir centralisé, du fait que bien avant cela c’était des proto-états qui existaient, avec des territoires qui étaient mouvants en fonction de la saison dans l’année, en fonction du chef de l’exécutif du moment, sa personnalité, ses capacités d’alliances, ses capacités diplomatiques. Donc il n’y avait pas de territoires bien définis, qui délimitaient ce qui relevait du Fouta Toro, ce qui relevait du Guidimakha, ou ce qui relevait des différents Emirats, notamment le Trarza et le Brakna, qui ont une frontière commune avec la Vallée.

 

C’est la raison pour laquelle, il me semble, que l’état-profond dans notre pays n’a pas eu le temps de sédimenter, de se définir dans le cadre d’un pouvoir centralisé, qui prend la forme d’un Etat républicain. La nation mauritanienne en réalité, est une juxtaposition, une cohabitation de plusieurs nations. On pourrait définir la Mauritanie ainsi : un état unitaire, non fédéral évidemment, mais multinational. C’est ce qui fait que l’état-profond a du mal à s’approprier la direction du pays, de telle sorte que tout le monde se sente concerné par ses décisions. Et au final, aujourd’hui, il me semble que nous sommes pris en otage par une oligarchie de l’état-profond, qui se veut représentative de tout le peuple mauritanien, parce que chaque composante de la population mauritanienne y est représentée (il y a bien son walo-walo, il y a bien son maure, il y a bien son pulaar, il y a bien son soninké, mais tous les maures ne sont pas représentés, tous les pulaars ne sont pas représentés, tous les soninkés et walo-walo ne sont pas représentés), et leurs intérêts, leurs actions, ne sont pas complètement alignés ou superposés à ceux de tout le peuple mauritanien, dans ses différentes composantes.

 

Je pense qu’il s’agit réellement d’une oligarchie. On a tort de la définir comme une oligarchie militaire : c’est faire une généralisation, parce que l’essentiel des éléments de l’armée sont opprimés par cette oligarchie. On a tort également, comme l’ont fait nos prédécesseurs, de la qualifier comme une oligarchie Bidhane, parce que je pense aussi que la majorité de ce groupe ethnique est opprimée par cette oligarchie de l’état-profond.

 

Et c’est parce qu’elle a été mal définie qu’elle a été mal combattue. Le rapport de force avec elle pour lui permettre de s’approprier le cadre républicain et la sanctuarisation de l’individu dans la citoyenneté, n’ont pas marché jusqu’à présent, du fait de cette mauvaise définition.

 

Il est important pour moi de bien définir mes objectifs politiques. L’objectif politique c’est de mettre en place un rapport de force avec cet état-profond à travers le peu d’outils démocratiques que nous possédons, mais avec beaucoup de mécontentement de la population qu’il faut canaliser, et qui dans la bouche de certains leaders peut prendre la forme d’un appel à la confrontation communautaire. Ça fait partie des motivations qui me poussent à m’engager un peu plus en politique, sous le format de cette élection présidentielle.

Et c’est parce qu’elle a été mal définie qu’elle a été mal combattue. Le rapport de force avec elle pour lui permettre de s’approprier le cadre républicain et la sanctuarisation de l’individu dans la citoyenneté, n’ont pas marché jusqu’à présent, du fait de cette mauvaise définition.

Pr Outouma Soumaré, Candidat à la Présidentielle 2024 : «La question de l’éducation nationale met en exergue l'hypocrisie de ceux qui nous dirigent »

Par rapport à cet objectif politique que vous manifestez, quel système de gouvernance penser, particulièrement dans un contexte où la transparence ne semble pas acquise ?

 

Qui parle de gouvernance, doit d’abord parler du mode de gouvernance et du positionnement de la gouvernance. A mes yeux, il existe d’abord un problème de souveraineté. Dès que j’ai commencé à faire des démarches pour être candidat, et à plus forte raison quand j’ai fait le dépôt de ma déclaration de candidature, tout de suite j’ai été contacté par certaines chancelleries pour convenir d’un entretien avec moi. Pourtant je n’ai pas changé, je suis toujours le même, et je n’ai jamais été contacté auparavant. Donc je pense que la souveraineté est un mot important dans la définition de la gouvernance.

 

Le fait que les bailleurs, les partenaires internationaux, techniques au développement, comme ils sont communément dénommés, veuillent définir ce qu’est la transparence dans la gouvernance, le problème est déjà là. En termes de gouvernance, nous avons des exemples propres dans notre histoire commune. Nous devons nous référer à nos réalités. Nous ne refusons pas de prendre comme référence éventuellement des gouvernances de pays tiers et même partenaires, mais la force motrice de tout cela, doit être intrinsèque à nous-mêmes. Et à ce moment là, la transparence voudra dire quelque chose. La transparence c’est vis-à-vis de nous-mêmes, vis-à-vis de nos réalités, de l’analyse que nous faisons du rapport de forces entre les différents courants politiques dans le pays, et avec nos partenaires; que ce soit dans le cadre diplomatique ou dans le cadre de la capacité à trouver des fonds pour financer notre développement.

 

A partir du moment où tout cela est bien défini, les priorités doivent être déterminées par nous-mêmes, et nous devons être capables de mettre en place un fonds souverain qui va commencer à payer les études de notre vision du développement économique et social, et même démocratique. Ainsi, quand les partenaires au développement manifestent un intérêt pour nous, on peut les orienter dans les axes ou secteurs de développement que nous analysons comme opportun à cet instant. A mon sens, ça participera à accélérer notre développement, les bailleurs de fonds, des alter ego à ce moment-là, auront simplement un rapport de financement avec nous. La souveraineté de notre transparence est donc le plus important à mes yeux.

 

57% de la population mauritanienne est en situation de pauvreté multidimensionnelle, selon le rapport de la BAD en 2023. Au regard du ratio richesses/population, peut-on parler d’un scandale lié à la redistribution des richesses du pays ?

 

Dans l’absolu, ce chiffre est énorme. Et effectivement, vous avez raison, quand on rapporte ce chiffre au potentiel des ressources naturelles et humaines du pays, ainsi que sa position géostratégique, on peut être choqué. Davantage, je dirai que la lutte contre la pauvreté n’a jamais été un objectif de l’état-profond, et c’est là qu’il y a un problème : dans son oligarchie qui détient les rênes du pouvoir, qui s’approprie des concepts, qui sont proposés par les bailleurs de fonds, tels que « la prospérité partagée », « la croissance accélérée », qui sont des concepts que j’ai commencé à entendre de manière récurrente dans la bouche de ceux qui nous dirigeaient il y a une dizaine d’années. Lorsque je me suis rendu compte que c’étaient des concepts importés, les bras m’en sont tombés; j’ai compris à ce moment-là, qu’on faisait du copier-coller de propositions qui nous étaient faites, pour pouvoir absorber des financements qui nous étaient proposés.

 

Nous avons des mécanismes propres en islam qui font que la lutte contre la pauvreté est une des priorités du musulman. Puisque parmi les 5 piliers de l'islam, après l'attestation de foi, la profession de foi, la prière, vient en 3ème position la « zakat », bien au milieu. C’est un prélèvement qui rentre dans un axe de foi, et qui est imaginé par Allah « subhanahu wa ta’ala », de telle sorte que la thésaurisation n'est pas possible, et qu'il y a une répartition nécessairement équitable des richesses vers ceux qui ont déjà été désignés et qui sont au nombre de 8 dans le Coran et qui, pour ceux qui font l’Ijtihad, à l'intérieur de ceux qui ont été définis, peuvent l'élargir à des groupes sociaux nouveaux qui n'existaient pas à l'époque de l'arrivée du message coranique. Donc ça c'est pour le principe.

 

Maintenant pour la gouvernance, pour ce que nous sommes capables de faire nous, je pense qu'il faut bien analyser l'histoire de la pauvreté dans notre pays. Avant les indépendances, tout le monde était pauvre, personne n'était riche. Ceux qui avaient des biens, les biens d'ailleurs dans plusieurs des langues nationales, se confondent avec le terme qui désigne le troupeau. Ça veut bien dire que la richesse désignait la possession d'un bétail et rien d’autre. Aujourd'hui c'est monétarisé, c'est même devenu virtuel. Il y a un système bancaire, il y a la capacité de payer de façon électronique et la richesse, elle a une autre définition. Néanmoins, il me semble que d'une situation où tout le monde était plus ou moins pauvre, nous sommes venus à une situation où s'est extirpé de cette masse de pauvreté, bénéficiant de l'oligarchie  de l’état-profond qui concentre les richesses de ce pays. Et c'est ce qui explique à mon sens, la disproportion entre nos ressources et l'importance de la pauvreté.

 

Et ça va même jusque dans les infrastructures. Quand on voit que dans la période coloniale, les gros camions qui transportaient les marchandises : vous savez que dans certaines régions du monde, l'homme a réussi à lutter contre la famine quand il a trouvé des aliments comme les céréales ou la pomme de terre qui sont faciles à produire et faciles à conserver, plus ou moins, mais surtout quand il a trouvé des moyens de faire acheminer ces aliments rapidement d'un endroit de production à un endroit de non-production et à un endroit de demande, de besoin. Et donc les T43, ce sont les camions dont nos parents nous parlaient, ce sont des camions qui avaient des routes bien définies pour aller à Nouakchott, pour aller vers Akjoujt et vers Atar, et même emprunter la route impériale vers Alger, parce qu'il y avait une occupation territoriale convenue après les accords de Berlin en 1885 entre les puissances européennes où, pour avoir une escale sur le continent, les Espagnols avaient un bout de terre entre le protectorat marocain et le protectorat des pays maures, qui est le Sahara occidental. Donc, leur attachement, la route, elle allait vers Alger. C'est ce qu'on appelle la route impériale.

 

Elle reliait Dakar à Alger. Celle-ci, elle passait par les étapes que je viens de vous donner. Mais pour aller dans le reste du territoire mauritanien, il fallait aller jusqu'à Boghé. Et de Boghé, on remontait jusqu'à Aleg. Si quelqu'un qui connaît la géographie sait qu'entre Boghé et Aleg, c'est un terrain plat. Et à partir d’Aleg, on va jusqu'à Sangrave. C'est plat. Et c'est à partir de Sangrave qu'on peut aller jusqu'à Moudjeria, monter sur le plateau du Tagant pour aller vers Tichitt. Et ça c'était le deuxième cheminement. Le troisième cheminement c'était Boghé, Kaédi, M’Bout, Ould Vengé, la passe de Souvi pour arriver à Kankossa, Khoroudiel, Kiffa, et ensuite à partir de Kiffa aller vers l'extrême Est.

 

Bizarrement, la route de l'espoir, faite par le premier président en exercice de notre pays, Maitre Moctar Ould Daddah, contre toute logique géographique, elle a fait Nouakchott, Boutilimit, Aleg. Elle a traversé une chaîne de dunes, à l’origine de beaucoup d'accidents de la voie publique, malheureusement jusqu'à présent. Et il faut remarquer que son ministre de la route de l'espoir c'était Hasni Ould Didi, originaire de Tidjikja. Et comme par hasard, sans rien dire, tacitement j'imagine, parce qu’il n’y a pas de traces, mais quand on regarde la carte, à partir d'Aleg, au lieu d'aller vers Maal et aller vers Monguel, pour ensuite reprendre l'ancienne route qui venait de Boghé, Kaédi pour se retrouver à M’Bout et reprendre la passe de Souvi, la route est allée jusqu'à Sangrave, et ils ont dû créer la passe de Djouk pour arriver vers Guérou, ensuite Kiffa et aller vers l'Est. Et donc c'était aussi pour desservir la ville du ministre de la Route de l'Espoir.

 

Et je pense que ce triangle de pauvreté qui est décrit et qui a été renommé le triangle de l’Espoir, il est l'illustration même de la création de la pauvreté, ou bien de l'abandon de certains pans de notre territoire et de certaines souches de nos communautés dans la pauvreté, et de l'enrichissement d'autres et d'une minorité. Je pense que la lutte contre la pauvreté, elle passe d'abord par l'égalité des chances, par la protection de l'individu dans la citoyenneté, par la création de l'État de droit et par l'équidistance de la République vis-à-vis de tous citoyens, ne reconnaissant aux groupes ethniques, tribaux et aux regroupements territoriaux que sont les villages, qu'un rôle social ou culturel. Il ne peut pas avoir de lien avec l’État.

 

Et la particularité de l'État profond, c'est qu'il établit des liens. Il s'appuie sur quatre piliers. Un pilier qui est la notabilité, qu'elle peut faire et défaire, comme le colonisateur le faisait. Comme s'il y a un prolongement de la colonisation par l'oligarchie de l’Etat-profond, et que les mêmes pratiques qui existaient avec les chefs de canton et autres administrateurs territoriaux se prolongent à travers les Hakems, qui sont les préfets, et les Walis, qui sont les gouverneurs. D'où l'obligation de couper le ministère de l'intérieur et de la décentralisation en deux ministères pour que la décentralisation s’opère. Et pour en revenir aux appuis de l'état profond, la notabilité, elle est faite et défaite. Elle a besoin d'accéder aux faveurs du décideur oligarchique : elle lui sert d'appui pour lui ramener des électeurs dans la démocratie qui a été plus ou moins favorisée après les accords de la Baule dans les années 90.

 

Son second pilier, ce sont des pseudo-intellectuels, des personnes qui ont fait des études supérieures, mais qui n'ont pas une intégrité morale complète, et qui craignent de ne pas pouvoir mettre en valeur leurs savoirs, parce qu'ils n'ont peut-être pas de savoir-faire, et qui ont besoin d'être recommandés par les notables pour pouvoir accéder à des postes dans l'administration. Et ça affaiblit d'autant plus l'administration, parce qu'on ne met pas la personne qu'il faut à la place qu'il faut.

 

Le troisième pilier, c'est le milieu affairiste. Je ne vais pas faire l'erreur de François Hollande qui a parlé du milieu de la finance. On a besoin de la finance pour fonctionner. Mais le milieu affairiste, c'est ceux qui, au moment où nous sommes, bénéficient de l’État-profond. Mais ceux qui en ont déjà bénéficié par le passé, eux, ils veulent l'État de droit, parce qu'ils ont déjà accumulé, ils ont déjà leur base financière. Et ils comprennent, aujourd'hui, qu'après avoir accumulé de l'argent, ils ont besoin de protéger leur avoir. Et eux, ils veulent l'état de droit.

 

Ceux qui ne veulent pas l'état de droit, ce n'est pas tous les financiers, c'est ceux qui profitent de l'oligarchie et de l'état profond actuellement. Je les appelle les affairistes. Ils ont accès à des délits d'initiés. Ils savent à l'avance quels sont les marchés qui vont se dérouler dans les moments à venir. Et ils peuvent très vite connaître quelles sont les offres des concurrents éventuels et gagner le marché, tout en fournissant un travail qui n'est pas à la hauteur de ce qui a été défini et en ne risquant pas de ne pas être payé parce qu'il va y avoir un bon de réception.

 

Le quatrième pilier, c'est une partie de la haute hiérarchie militaire cooptée, jusqu'à ce qu'on devienne général. Et on devient général sans avoir mérité ses galons. Et donc on n'a pas appris à diriger, on n'a pas appris à gouverner. A quelques mois de la retraite, on fait trois mois comme ministre de la Défense, et on a tout un appareil qui fait une campagne électorale pour vous, et puis vous vous retrouvez dans un fauteuil de président. Être président de la République, ça ne s'apprend pas à l'école, ce n'est pas un diplôme, ça s'apprend dans la vie de tous les jours. Et quand la vie de tous les jours, elle a été toute tracée d'avance parce que vous êtes issu, vous êtes le résultat du système oligarchique, vous n'avez pas le temps de faire vos armes et vous ne pouvez pas être président de la République.

 

Et c'est la situation dans laquelle nous sommes actuellement. A tel point que j'aurais appris que le président actuel qui est candidat à sa propre succession, il veut sous-traiter sa campagne électorale. Il ne veut pas affronter le peuple mauritanien. Il ne veut pas affronter son incapacité à tenir les engagements qu'il a promis. Il ne peut pas affronter non plus la contestation des résultats qu'il n'a pas pu proposer.

 

Je parle de tout cela pour dire que le système oligarchique, il porte en lui-même les germes de sa propre fin. Parce que s'il arrive à générer des personnes qui vont diriger le pays et qui n'en sont pas capables, il y a une mort programmée. C'est comme en biologie, la mort programmée de la cellule.

je pense que ce triangle de pauvreté qui est décrit et qui a été renommé le triangle de l’Espoir, il est l'illustration même de la création de la pauvreté, ou bien de l'abandon de certains pans de notre territoire et de certaines souches de nos communautés dans la pauvreté, et de l'enrichissement d'autres et d'une minorité.

47% des jeunes (15-24 ans, pour une tranche d’âge qui représente plus de 60% de la population ! ) sont au chômage. La crainte d’une jeunesse désœuvrée et sans perspectives entre dans vos priorités programmatiques ?

 

Oui, parfaitement. Je veux représenter la génération de l'alternance. L'alternance non pas à l'exécutif, mais l'alternance d'un état profond qui solidarise et qui ne travaille que pour lui-même, vers un état profond qui de toute façon est une nécessité, un état profond qui est national, qui travaille pour la République, même s'il peut avoir des objectifs particuliers et des intérêts bien compris selon les différents lobbies, mais qui, de toute façon, le principe c'est qu'il est républicain et il est national. Il est évident que ceux qui peuvent porter le changement, la population cible, c'est la jeunesse. Non seulement parce que par définition elle est jeune et donc elle veut avoir le contrôle sur sa vie, donc elle veut le changement.

 

Mais aussi parce que, comme vous venez de le souligner dans le libellé de votre question, c'est elle qui subit le plus, de plein fouet, les incohérences de la gouvernance, l'incapacité de nos gouvernants à anticiper, à prospecter. Elle a subi la détérioration de l'école, l'incapacité des gouvernants à définir des objectifs à l'école, autre que devenant le champ de bataille de différentes idéologies politiques importées qui ne sont pas intrinsèques. Ça nous ramène au manque de souveraineté.

 

La jeunesse, quand elle est désœuvrée, parce qu'elle a été mal formée, ça entraîne aussi des difficultés à se projeter. Ces difficultés à se projeter sont liées aussi au manque d'éducation dans la structure qu'est l’école; et au manque d’homogénéisation, au creuset républicain que cette entité aurait dû être. Et donc c'est une jeunesse qui est plus divisée que les pères fondateurs de la Mauritanie. C'est une jeunesse qui a plus de mal à se projeter dans l'avenir que ne l'ont été les jeunes pères fondateurs de la Mauritanie. A tel point qu'aujourd'hui, quand on a 50 ans, on pense qu'on est encore jeunes, alors qu'à l'époque, ils assumaient des responsabilités beaucoup plus jeunes. Donc, l'incapacité aujourd'hui de la jeunesse mauritanienne à se projeter dans l'avenir est liée aux difficultés des gouvernants d'imaginer une école qui les prépare aux métiers dont la prospection du développement de notre pays pouvait prévoir les besoins.

 

Mais il y a aussi l'incapacité de l'école de constituer un creuset républicain pour fondre cette jeunesse dans une homogénéisation, ce qui fait qu'en réalité on parle de plusieurs jeunesses. Il y a des composantes de notre peuple qui, dès le plus jeune âge, n'ont pas d'autre ambition que de partir en France ou en Espagne. Et ça rentre même dans les stratégies matrimoniales. Je vais épouser la fille de tel parce qu'elle a des papiers français ou bien des papiers espagnols, et ça me permettra à moi de partir. Et ça c'est dramatique parce que le peu que l'école offre aujourd'hui, ils n'en font pas cas. Leur ambition elle est, dès le départ, dans l'émigration.

 

Ensuite il y a la jeunesse des quartiers huppés, la jeunesse des riches, celle-ci ne se voyant pas dans un avenir prospère dans notre pays, elle est capable de se payer un billet d'avion pour aller jusqu'au Nicaragua, pour aller jusqu'aux Etats-Unis, en payant les différents passeurs, etc. Et puis, une jeunesse qui n’a pas les moyens de tout cela et qui est prête à prendre tous les risques pour fuir les dures réalités de son environnement. Mais en même temps, toute cette jeunesse, elle est tentée par des conduites addictives qui sont les usages des stupéfiants. Et il faut savoir que malheureusement, une portion de plus en plus importante de la jeunesse est devenue dépendante des drogues, qui sont des drogues qui deviennent de plus en plus dures.

 

Et l'Afrique de l'Ouest est devenue un passage du trafic mondial des stupéfiants. Nous avons une jeunesse que nos gouvernants ne sont pas capables de protéger. Nous avons une jeunesse que nos gouvernants n'ont pas été capables de préparer à nous aider nous-mêmes. Et si on compte qu'il y a des dizaines de milliers, pour ne pas donner les chiffres exacts que je ne connais pas, mais il paraîtrait qu'il évolue entre 33 000 et 40 000 en 18 mois, qui ont quitté la Mauritanie, c'est une hémorragie. C'est une hémorragie et c'est la richesse la plus importante que nous avons, c'est les personnes.

 

Mais pour que ces personnes deviennent une richesse, il faut les former comme il faut, il faut les éduquer comme il faut, il faut qu'ils s'approprient la République, il faut qu'ils sentent qu'ils sont protégés par la citoyenneté, et à ce moment-là, ils peuvent participer à la construction nationale. Mais au lieu de cela, ils sont des laissés pour compte, ils sont abandonnés aux pratiques addictives, et ils sont abandonnés à la recherche d'un monde meilleur en prenant tous les risques avec les drames que nous connaissons dans les noyades par les pirogues qui veulent traverser une partie de l'Atlantique pour arriver aux îles Canaries, ou la Méditerranée pour arriver au sud de l'Europe. Je pense que la jeunesse est un très bon indicateur de l'incapacité de nos gouvernants à nous gouverner tout simplement.

C'est une jeunesse qui a plus de mal à se projeter dans l'avenir que ne l'ont été les jeunes pères fondateurs de la Mauritanie. A tel point qu'aujourd'hui, quand on a 50 ans, on pense qu'on est encore jeunes...

Il y a un constat d’un système éducatif national en faillite. La tendance des résultats bacheliers parlent en ce sens, ainsi que le taux de déperdition scolaire de plus en plus élevé. Quelle analyse faites-vous de cette situation pour un sujet qu’on peut considérer comme l’avenir d’un pays ? Le support de la formation par rapport aux langues ? Parmi tous les éléments de description que vous avez donnés, ils sont appuyés par les résultats du baccalauréat qui sont catastrophiques depuis une quinzaine d'années, ainsi qu'un taux de déperdition scolaire de plus en plus élevé. 

 

Bien, je pense que c'est une question qui est très intéressante et qui va me donner l'opportunité de mettre en exergue l'hypocrisie de ceux qui nous dirigent. Ceux qui nous dirigent prennent des lois qui n'appliquent pas à leurs propres enfants. Les enfants de ceux qui nous gouvernent sont à l'école française, lycée français de Théodore Monod ou dans les écoles parallèles, quand ils ne peuvent pas. Leurs enfants sont dispensés de passer le concours pour pouvoir être admis à l'école française parce qu'ils bénéficient d'un régime de faveur pour les bons rapports entre la France et la Mauritanie.

 

Et pourtant, ce sont les mêmes qui prennent des décisions pour tous les enfants de Mauritanie, à l'exclusion de leurs propres enfants. Donc c'est hypocrite. L'autre aspect hypocrite, c'est que la réforme de l'éducation qui a été décidée, je pense, il y a un an ou un peu plus, lors des journées de concertation sur l'éducation, elle n'avait pas envisagé la situation dans laquelle nous sommes actuellement, ou bien elle n'avait pas assumé. Elle avait prétendu que ça allait se faire dans les langues nationales. Et en même temps, elle n'a pas préparé les professionnels de l'éducation à dispenser des cours scientifiques en langue nationale. Et pourtant, nous avons une expérience riche de l'ancien institut des langues nationales dont les promoteurs sont encore vivants, ils peuvent témoigner, dont les résultats sont encore là.

 

Tous ceux qui ont bénéficié de l'enseignement en langue maternelle ont eu des résultats hors du commun au baccalauréat. Il n'y a pas de déperdition scolaire. Et ce sont des choses qui ne sont plus à démontrer ni au niveau national, avec l'expérience de l'Institut des langues nationales, ni au niveau international. Dans le classement international des écoles, les pays qui sont à la tête, ce sont des pays qui, même pour une minorité que constituent les Suédois en Finlande, qui sont moins de 10% qui parlent la langue suédoise, l'école a prévu de leur dispenser des cours dans leur langue maternelle, la langue suédoise. Et ce n'est que plus tard dans les cheminements scolaires l'acquisition du finnois, le finlandais, pour homogénéiser. La meilleure école dans le monde, c'est l'école finlandaise. Et pourtant, elle prend en compte une minorité.


La démocratie, ce n'est pas l'unicité. La démocratie, ce n'est pas imposer aux minorités les décisions de la majorité. La démocratie c'est juste légitimer un groupe d'individus qui vont gouverner au nom de tous et à travers des lois qui vont être décidées par les représentants du peuple. Ce n'est pas le fait d'imposer par la majorité sa volonté à l'ensemble de la communauté en faisant fi des droits des minorités. Dans une démocratie, on reconnaît les droits des minorités. Dans une démocratie, ce qui est en jeu, c'est juste la désignation légitime de ceux qui vont gouverner. Ce n'est pas le fait d'imposer aux autres ses volontés propres.

 

Donc, si je prends l'exemple d'un jeune soninké, et c'est caractéristique chez les soninkos parce que l'essentiel des hommes actifs ne sont pas dans le village, ils sont émigrés. Imaginez un village pas très peuplé, au bord du Fleuve, où il y a les mères, les grands-parents, qui ne sont plus du tout actifs, et les enfants. Ces enfants n'entendent que la langue soninké depuis leur naissance jusqu'à l'âge de l'entrée à l'école. Et tout d’un coup, on leur propose en français ou en arabe ou même le plus souvent en hassania parce que les enseignants sont mal formés, de rentrer dans le monde scolaire. Le monde scolaire devient un milieu hostile pour cet enfant. Il faut qu'il soit accueilli à l'école dans sa langue maternelle.

 

Si je prends l'exemple d'un enfant peul, la porte c'est Bafal. Baaboun c'est Bafalngaal. Si on lui permet d'acquérir les outils linguistiques que sont l'arabe et le français à travers sa langue maternelle, l'acquisition sera d'autant plus consolidée. Si on lui apprend à acquérir les rudiments de l'école fondamentale, le calcul, la conception géométrique, une aire, un cercle, un périmètre, compter, multiplier, à travers sa langue maternelle, il va faire l'acquisition de la compétence. Et si en même temps il acquiert des compétences en arabe et en français, il pourra dans le secondaire et jusqu'au lycée utiliser ces langues qui sont des outils peut-être plus performantes aujourd'hui dans leur développement mais qui n'empêchent pas le développement des autres langues qui peuvent avoir le même destin.

 

Je voudrais faire remarquer ici que la conquête arabo-islamique, quand elle est arrivée dans la Méditerranée orientale, dans le Proche-Orient, il y avait des empires qui existaient déjà là. C'était l'Empire romain, jusqu'en Égypte d'ailleurs. Et ils n'ont pas changé les monnaies. Ils sont restés près d'un siècle avant de changer la monnaie. Il y avait encore l'effigie de l'empereur romain, et pourtant vous savez que les figures humaines sont interdites en Islam. Et pourtant ça a été accepté, parce qu'il ne fallait pas faire tomber l'économie. De la même manière, l'administration était faite dans la langue du conquérant, d'avant les conquêtes arabo-musulmanes.

 

Et l'administration s'est poursuivie dans cette langue, jusqu'à 73 ans après la conquête, avant qu'il y ait une arabisation. Donc je pense que le mal n'est pas l'arabisation, l'arabe n'est qu'une langue parmi d'autres. Je voudrais rappeler, si c'est nécessaire, que le prophète était un descendant d'Ismaël. Il est arabisé le prophète, il n'est pas arabe au départ, génétiquement je veux dire. Et donc l'arabe c'est un outil, c'est une langue, et nous pouvons parfaitement nous l'approprier, et d'ailleurs, avant la colonisation, nos ancêtres, pulaar, Soninké, ils maîtrisaient, et ils étaient très éloquents, avec l'outil que constitue la langue arabe. Le problème n'est pas ça. La génération des conflits liés à l'arabisation ne sont que le reflet des combats idéologiques importés dont le champ de bataille a été la Mauritanie en développement.

 

Ce qui est mal dans le projet actuel qui va se mettre en oeuvre l'année prochaine, c'est qu'au moment des journées de concertation, au moment des états généraux de l'enseignement, ils ne l'ont pas présenté comme ça. Et actuellement, ils le présentent comme si on n'a pas pu préparer des enseignants en langue maternelle pour les langues nationales et donc malheureusement on sera obligé de le faire en langue arabe. Et au final vous allez vous rendre compte que ce sera du Hassania, un mélange de Hassania et d'arabe.

Je ne suis pas convaincu que si on fait un concours d'éloquence en langue arabe, ce soit nécessairement un bidahne ou bien un arabo-berbère. Bon, j'aime pas utiliser ce terme parce qu'il est galvaudé, il porte en lui beaucoup de significations idéologiques qui ne sont pas mon champ de bataille. Moi, mon champ de bataille, c'est le pragmatisme, c'est le diagnostic, le traitement qu'il faut apporter et s'assurer que la guérison est là. Donc, pour éviter de tomber dans ces combats idéologiques, vous aurez remarqué depuis le début de l'interview que je ne dis pas arabo-berbère, je ne dis pas négro-africain ou négro-mauritanien, parce qu'il paraîtrait d'ailleurs qu'il y a une différence entre ces deux termes.

Tous ceux qui ont bénéficié de l'enseignement en langue maternelle ont eu des résultats hors du commun au baccalauréat. Il n'y a pas de déperdition scolaire. Et ce sont des choses qui ne sont plus à démontrer ni au niveau national, avec l'expérience de l'Institut des langues nationales, ni au niveau international.

J'allais vous demander un constat similaire du système de santé : quel est l'état du système actuel, et comment remédier à minima à la problématique d'avoir un système de santé qui respecte ses patients et les soignants?

 

Notre système de santé a beaucoup subi 3 éléments déstructurants. Le premier, c'est que notre système de santé, il a toujours été porté par les partenaires de l’aide au développement. Il n'a pas été porté par une vision souverainiste, intrinsèque de nos décideurs. Et ceux-ci, les partenaires au développement, les partenaires techniques au développement, ils ont beaucoup insisté sur les soins de santé de base. Et donc c'était des chiffres. Il fallait faire des postes de santé, il fallait faire des centres de santé, même si on n'avait pas les personnes ressources pour habiter et remplir le rôle du personnel soignant dans ces postes de santé. C'était des bâtiments et des équipements, sans penser aux personnes ressources. Ça c'est un premier point.

 

Le deuxième point, c'est que notre système de santé, en réalité, il est bicéphale. Les médecins, même ceux qui sont formés dans les pays arabes, en langue arabe, prescrivent en langue française dans notre pays. Et pourtant, ceux qui sont chargés de la mise en oeuvre des décisions de santé, les infirmiers, les personnels paramédical, sont formés en langue arabe. Ça c’est une décision inopinée d’un ministre de la santé, qui est un colonel de l’armée mauritanienne, donc qui n'était pas du domaine, et qui paraîtrait, était choqué de voir qu'il y avait beaucoup de personnes de couleur noire à l'hôpital national lors d'une de ses visites. Et ça prouve bien que l’arabisation a des intentions cachées non-avouables : C'est exclure une partie de la communauté mauritanienne.

 

Les prescriptions médicales sont en langue française et ceux qui doivent exécuter les prescriptions médicales à l'hôpital sont formés dans l’arabe. Leur formation a été faite de manière massive, avec un nivellement vers le bas, puisque leur attitude n'est pas d'anticiper les besoins du patient hospitalisé. Leur attitude est de rester couché dans la salle de garde, la célèbre salle de garde (sourire), et de répondre aux besoins du patient quand il l'exprime. C'est-à-dire quand les familles, les accompagnants en font la demande . Donc le système de santé, il compose avec des accompagnants.  Sans les accompagnants, les malades sont en danger à l'hôpital. Donc ce sont les accompagnants qui viennent dire « la perfusion est finie ». Ce sont les accompagnants qui viennent dire « le pansement s'est défait ». Ce sont les accompagnants qui viennent dire « il a mal ».

 

Et en fait, le personnel paramédical n'est là que pour remettre la perfusion, refaire le pansement, interroger le médecin pour savoir si on donne un antalgique supplémentaire, parce qu'il n'anticipe pas. Alors que le modèle des soins infirmiers de par le monde, c'est anticiper les besoins du patient hospitalier. Donc le premier tour, quand un infirmier vient, une infirmière vient à l'hôpital, c'est de dire bonjour. Le deuxième tour, c'est le tour de la toilette. En aide aux patients, à être propre. Le troisième tour, c'est le petit-déjeuner. Le quatrième tour, on lui donne les médicaments. Le cinquième tour, on lui prend l'attention. Il y a un tour où on vient vérifier la température, les constantes. Il y a un tour où on vient juste pour discuter. « Alors, comment vous êtes aujourd'hui par rapport à hier? » Il y a des diagnostics infirmiers et qui sont consignés dans un dossier infirmier. Et donc, ce dossier infirmier, d’ailleurs, quelques fois, il est plus riche que le dossier médical. Parce que dans le dossier médical, c'est les concepts, c'est les stratégies de prise en charge. Alors que dans le dossier infirmier, il y a l'écoulement du temps quotidien du patient. Et donc on peut reconstituer un incident qui peut se dérouler en cours d’hospitalisation en consultant le dossier infirmier qui est plus fourni que le dossier médical, qui est plus conceptuel.

 

Donc les soins infirmiers dans notre pays font défaut, parce que la formation, elle a été arabisée du jour au lendemain, sur les décisions d'un colonel putschiste qui avait en charge la santé et qui ne comprenait rien à la santé. Et le nivellement s'est fait par le bas. Donc, même ce qui a réussi à être construit depuis la décolonisation, jusqu'au moment du coup d'état de 78 en langue française avec des coopérants techniques français qui assuraient l'enseignement et qui avaient initié des vrais soins infirmiers a été perdu du jour au lendemain.

 

Il faut savoir aussi que nous avons subi de plein fouet l'affaire du capitaine Dah, je ne connais plus le complément de son nom, je crois qu'il était à Montpellier, dans les années 90, et il avait été reconnu comme tortionnaire par quelqu'un qui aurait subi ses supplices, et qu'il a été exfiltré rapidement par la France, parce que le juge français, s'il avait pris une décision, c’était fini, la France n’aurait rien pu faire, mais les services secrets de l'intérieur français l'ont exclu très rapidement. Et malgré ça, le régnant de l'époque en Mauritanie, Maouiya, a coupé toute relation de coopération avec la France. L'hôpital national, c'était un hôpital militaire, en fait. C'est comme l'hôpital principal de Dakar. C'est les coopérants français militaires qui étaient là. D'ailleurs, j'ai été à l'école avec quelques-uns de leurs enfants, et je savais que c'était des militaires. Ils sont partis du jour au lendemain.

 

Donc il n'y a pas eu un passage de relais progressif, comme dans les autres pays de l'Afrique de l'Ouest, où il y avait déjà une faculté de médecine, où il y avait des enseignants coopérants à la faculté de médecine, où il y avait des militaires français médecins certes, et qui ont passé le relais petit à petit, dans le cadre d'un compagnonnage avec le successeur national. Et là, ça sédimente les choses, il y a des habitudes qui se créent, il y a une tradition. En Mauritanie, nous n'avons pas pu bénéficier de cela parce que les militaires français sont partis d'un coup et les Mauritaniens qui étaient en poste, dans la course, à la carrière, à la chefferie, se sont vite approprié les postes, parce qu'on en avait besoin, on ne pouvait pas faire autrement. Il a manqué du compagnonnage. C'est subtile la médecine. Il rentre en jeu la personnalité.

 

Je vais donner un exemple simple : Des Australiens ont fait une étude sur les neurochirurgiens. Moi je suis neurochirurgien. Quant à un neurochirurgien en Australie, on lui donne son diplôme d'études spécialisées en neurologie, il lui reste encore 15 ans de progression dans une courbe d'apprentissage à condition qu'il soit dans un milieu hospitalo-universitaire. C'est-à-dire qu'il y ait un environnement où il y ait des compères à lui et notamment des aînés qui, rien que par leur présence, par leur accompagnement, lui permettent de continuer à progresser. L'essentiel de nos médecins ont été formés à l’étranger de manière non homogène, dans des systèmes différents. Il n'y a pas une homogénéisation quand ils rentrent en Mauritanie et ils ont juste fait l'internat, le résidanat; ils ont juste fait le doctorat ou le diplôme d'études spécialisées et puis ils rentrent. Ils n'ont pas bénéficié de ces premières années fondamentales dans la courbe d'apprentissage post-qualification.

 

Donc c'est presque des « license to kill » pour appeler un film de James Bond qui sont remis à ceux qui exercent en Mauritanie. Mais il faut reconnaître aussi que le corps médical est brave, c'est lui qui porte en réalité le système de santé. Il n'y a pas un vrai plan stratégique, sauf peut-être pendant la période du Dr Mohamed Nedhirou Ould Hamed, spécialisé en santé publique. Il a occupé les fonctions de ministre. Heureusement qu'il était là pendant la crise de la Covid, parce qu'il a mis à contribution ses capacités. Il a structuré les choses, mais sinon un ministre de la Santé en Mauritanie, c'est monsieur-tout-le-monde. C'est quelqu'un qui se préoccupe plus des affectations de ses cousins pour les ramener dans la capitale que d'autres choses. C'est quelqu'un qui s'occupe plus des marchés qui vont être générés par l'activité sanitaire, plus que par la qualité de ce qu'il va apporter à ses concitoyens. Donc, notre Faculté de médecine est née très tardivement; des personnes ont été écartées, moi j'ai dû me battre pour finalement intégrer la Faculté de médecine. Et c'est pas normal d'exclure des personnes qui peuvent contribuer.

 

De la même manière aussi, la sélection pour faire des études de médecine est telle qu'on ne regarde que la note de maths, la note de physique et la note de sciences naturelles. On fait une moyenne et ensuite avec des coefficients, selon que l’on soit du Bac C ou D, ensuite on attribue les 200 places aux 200 premiers qui ont demandé l’orientation en médecine. Les notations chez les arabes visants sont meilleures que les notations chez les francisants ou chez les bilingues. C'est un état d'esprit. Je pense que les enseignants bilingues ne se rendent pas compte que quand ils notent, ils affectent l'avenir de ceux qu’ils notent, alors que les arabisants, ils en ont conscience, et donc il y a un coup de pouce. Je ne fais que décrire ce que je constate. Et c'est ce qui fait que moi, il m'arrive d'être dans un amphithéâtre, et de me rendre compte que ceux à qui je fais le cours, la leçon d'anatomie ou la leçon de neurochirurgie, sont majoritairement d’une seule ethnie. Et des fois je me pose des questions sur le rôle que je joue à la faculté de médecine.

 

Mais ce qui me retient c'est que je me dis que ce sont des musulmans de toute façon, je dois le faire, je ne dois pas prendre en considération ça pour me rebiffer. Et nos aînés, ils ont pêché par naïveté. Et c'est pour ça que des combats qu'ils n'ont pas su mener à terme, nous devons être capables de les mener aujourd'hui. Il faut éviter de tomber dans les pièges de la généralisation et de la paranoïa. L’essentiel de ceux qui accèdent à la formation et qui vont sortir avec une qualification sont d'un groupe ethnique de Mauritanie. Mais ce qu'il aurait fallu, c'est un exemple simple : l'une de mes difficultés à intégrer la faculté de médecine est liée à une dispute que j'ai eu avec le faisant fonction de doyen de l’époque, parce que il avait créé une année préparatoire et moi j'étais contre l'année préparatoire. Je lui disais mais pourquoi tu fais une année préparatoire? A ce moment là, on se concertait et j'ai dit non mais
quelqu'un qui va en France ou bien qui va en Égypte ou bien qui va en Russie il va directement faire des études de médecine parce qu’apprendre le nom d'un os c'est de l'anatomie, quelle que soit la langue, c'est nouveau pour vous, donc vous apprenez, donc la langue n'est pas très importante. Et la langue n'est qu'un véhicule, rappelons-le, quand il n'est pas utilisé à des fins idéologiques. En fait il était en concurrence avec une faculté privée de médecine, qui avait une année d’avance. Donc il n’était pas prêt. Il a ainsi voulu faire une année préparatoire pour commencer en même temps, pour commencer rapidement. Et cette année préparatoire n'existe plus aujourd'hui. Donc quand on va plus loin que ce qui apparaît, on peut comprendre les raisons de ce qui nous apparaît.

 

Et quand on comprend les raisons, on peut plus facilement le déconstruire. Mais quand on ne regarde que la superficie de ce qui est visible, on tire mal, on lutte mal, parce qu'on n'a pas bien défini les objectifs. Et donc je pense que dans le combat politique, dans le combat pour la dignité humaine, pour les droits humains, il faut une analyse profonde. C'est comme si quelqu'un qui a mal à la tête, il vient me voir, il me dit bonjour docteur j'ai mal à la tête, je lui donne du paracétamol et je pense que j'ai réglé le problème. Il faut d'abord que je comprenne pourquoi il a mal à la tête. Est-ce que c'est une sinusite? Est-ce qu'il se passe qu'il voit mal? Est-ce qu'il a une otite? Est-ce qu'il a juste une migraine? Ou bien est-ce qu'il a une tumeur? Toutes ces situations donnent mal à la tête. Et si je donne systématiquement du paracétamol à toutes ces situations, je fais mal mon métier. De la même manière, dans le combat politique, il faut aller beaucoup plus loin que ce qui est superficiel.

 

Il faut une analyse profonde. Et on est plus crédible. Quand on déconstruit, notre adversaire comprend qu'il est pris la main dans le sac, et des fois il ne sait même pas pourquoi il fait ça. Il ne fait que reproduire des choses qu'il a vu faire avant lui. Et c'est ça quand un système dure trop longtemps : cette oligarchie, elle ne fait que se reproduire en amplifiant ce qui est négatif quelquefois sans savoir pourquoi. Et je pense qu'il faut toujours se rappeler que derrière son adversaire il y a un humain. Et cet humain, il faut le toucher. Et quand on le touche, et si lui, il arrive à réanimer en lui son humanité, on peut régler le problème dans le combat, sans nécessairement que ce soit un combat à mort.

Donc les soins infirmiers dans notre pays font défaut, parce que la formation, elle a été arabisée du jour au lendemain, sur les décisions d'un colonel putschiste qui avait en charge la santé et qui ne comprenait rien à la santé. Et le nivellement s'est fait par le bas.

Et ça nous amène au dernier point sur la notion de société. C'est un sujet, dont beaucoup diraient qu’il englobe tous les autres : C'est la question de la cohabitation. Comment régler définitivement la question? Vous parliez de "juxtapositions communautaires et culturelles". Aujourd'hui, notamment quand le 28 novembre arrive, cela crève les yeux. Comment, définitivement, sereinement, régler ce problème, tourner la page, dans la commémoration citoyenne éventuellement ?

 

Le problème de la cohabitation est un problème nouveau, créé par la centralisation du pouvoir exécutif. Auparavant, avant la colonisation, les proto-états faisaient des alliances hors groupe ethnique. Je suis issu d'une communauté soninké qu'on appelle les haïrankos, et ils ont fait usage de relations de partenariat avec les « idawïch » pour se battre contre les béniankos. Donc les alliances, c'était des alliances quand il y avait des convergences d'intérêts. La célèbre bataille de Charbabeu, qui opposait les Arabes et les personnes de qualification maraboutique : Il y avait des marabouts du Fouta Toro, et des guerriers du Fouta Toro qui étaient dans les deux camps. De la même manière pour les soninkos et les Wolofs.

 

Le problème de la cohabitation que nous vivons dans l'état moderne de Mauritanie, il a ses spécificités. Ce sont des enjeux de pouvoir. Et ces enjeux de pouvoir ont généré une instrumentalisation de la question des différences. Ces différences, elles sont décrétées par Allah subhanahu wa ta’ala : « Nous avons créé à partir de l'homme et d’une femme, et nous avons fait en diverses communautés et tribus et le meilleur d'entre vous est celui qui est le plus pieux » (verset 13, sourate 49 - ndlr). c'est son rapport à Dieu, le rapport vertical, et c'est son rapport horizontal aux autres. Ce n'est pas son origine. Quel mérite il a par rapport à son origine? Et donc, la diversité, c'est une richesse en réalité.

 

Et ça m'amène à parler d'un pays qui est très lié à la Mauritanie, qui est la France, qui a un comportement complètement différent des autres pays européens dans son rapport à l'islam et aux communautés étrangères qui sont sur son territoire. Au lieu de l'utiliser comme une force dans un monde qui est mondialisé aujourd'hui et qui lui donnerait un accès privilégié aux anciennes colonies parce que il y a beaucoup de personnes originaires d'Afrique du Nord et d'Afrique de l'Ouest en France et donc ça ferait un boulevard au commerce de la France, etc. Au lieu de cela, elle s'est renfermée dans une question identitaire qui n'existe pas. Alors que des pays anglo-saxons intègrent très facilement les différences, en font une richesse, et ils arrivent à garder des relations d’alter ego, mutuellement enrichissantes, avec les anciennes colonies. Ce qui n'est pas le cas de la France. Et je pense que nous, nous sommes dans la même situation. Le problème de la cohabitation en Mauritanie n'est pas spécifique à la Mauritanie. Il est général, il est lié à l'humanité et au rapport de l'être humain avec le pouvoir. C'est un enjeu de pouvoir.

Nous ne sommes pas responsables de ce qu'ont fait nos aïeux, et nous avons le devoir et l’obligation de corriger, et d’assumer une nouvelle façon de vivre ensemble.

Pr Outouma Soumaré, Candidat à la Présidentielle 2024 : «La question de l’éducation nationale met en exergue l'hypocrisie de ceux qui nous dirigent »

Et je veux introduire ici un concept qui m'est cher : c’est l'exception identitaire arabe. Pour moi, c'est dans le cadre de la « re-personnalisation » de l'homme mauritanien invoqué par Moctar Ould Daddah pour accompagner l'introduction de l'arabe dans l'enseignement, ce qui est légitime, si j’étais Bidahni. J’aurais souhaité qu'on me fasse l'enseignement en arabe en plus de l'enseignement en français ou même en alternative. Mais quand je suis soninké ou pulaar, dans un premier temps, comme je n'ai pas eu la même colonisation que le Bihrani, et que mon cousin de l'autre côté du fleuve, il a érigé la langue française en langue officielle, je suis suspicieux devant cette arabisation, à juste titre, mais pas légitimement.

 

Mais a posteriori, on se rend compte que c'était légitime, parce que c'était instrumentalisé, c'était pour exclure. Donc la « re-personnalisation » de l'homme mauritanien, elle aurait été légitime si elle avait incorporé une ré-humanisation. Avant de parler de re-personnalisation, il fallait ré-humaniser d’abord. Dans toutes les différentes composantes de la Mauritanie, il y avait des stratifications sociales. Et l'un des pères fondateurs, Mocat Ould Daddah, n'a pas pensé à ça. Il a sauté sur la re-personnalisation, il a oublié la ré-humanisation. Il a fallu atteindre 1984 pour qu'une personne d’origine Haratine soit nommée dans un gouvernement. La question dans ma communauté soninké, du mépris à l’égard de celles et ceux considérés d’extraction servile, n’est toujours pas résolue. Et pas plus tard qu'il y a quelques temps, il y a eu un jugement qui a été rendu à Sélibaby, qui est relatif à cela. Donc je pense que les problèmes de la cohabitation ne sont pas seulement des problèmes de cohabitation culturelle, mais également des problèmes de cohabitation sociale à l’intérieur d'une même culture. C'est multi-factoriel, c'est multi-visages, il y a plusieurs composantes. C'est une question qu'il ne faut pas prendre à la légère. Et je pense que l'Islam règle tout ça.

 

La ré-humanisation, la République aussi règle ça. La citoyenneté, la République règle ça, un État fort. S'il y a encore des discriminations en Mauritanie, c'est parce que l'État le veut bien. Si l’état appliquait les lois qu’elle a fait voter, il n’y aurait aucune discrimination en Mauritanie. Tout cela relève d’un manque d’efforts dans les échanges à l’intérieur d’une même structure culturelle, entre les différentes stratifications héritées. Nous ne sommes pas responsables de ce qu'ont fait nos aïeux, et nous avons le devoir et l’obligation de corriger, et d’assumer une nouvelle façon de vivre ensemble. D’autant plus que nous avons un outil, qui est l’Islam. Le prophète (PSL), pendant qu'il a transmis le message, il a été suffisamment démonstratif pour montrer que Bilal était comme les Khouraich. Les Khouraich n'ont pas plus de mérite que Bilal.

 

Je pense que c'est suffisant pour dire qu'il ne devrait pas y avoir de problèmes de cohabitation dans notre pays si ce n'est l'enjeu du pouvoir. Et l'enjeu du pouvoir, il est lié à l'état profond. Et l'état profond, il s'est oligarchisé. Et donc il y a un travail fait pour lui-même, pour l'oligarchie, il ne travaille pas pour toute la nation. Je pense que si on a une vision globale, en profondeur, détaillée, et qui prenne la perspective historique, je pense qu'on sera capable, dans les chances, de régler nos problèmes de manière souveraine sans nécessairement importer chez nous les problèmes qui viennent d’ailleurs.

 

Propos recueillis par MLK

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