Mohamed Ould Abdel Aziz. Crédit : DR

Mohamed Ould Abdel Aziz. Crédit : DR

Un parallèle lumineux avec le pouvoir politico-militaire mauritanien : la thèse du chercheur émérite au CNRS, Jean-Pierre Olivier de Sardan, dans son essai «Anthropologie et développement, essai en socio-anthropologie du changement social» (Editions Khartala), qui analyse les tares aliénantes du pouvoir politique nigérien dans le partenariat vampirique avec 4 piliers, 4 prisons qui structurent ce pouvoir : Les grands commerçants, les bureaucrates, les courtisans/alliés, et les experts internationaux. Une analyse sur laquelle on appose sans problème la réalité politique du pouvoir mauritanien depuis 30 ans. Extraits de lecture.

 

 

«Tout pouvoir politique au Niger, quel qu’il soit, se heurte à une série de contraintes et de pesanteurs, qui limitent ses marges de manœuvre et ses capacités de changements. Ce sont, en quelque sorte, autant de prisons. Le rejet de la classe politique par une très grande partie de la population (rejet largement sous-estimé par les principaux partis politiques, qui n’en mesurent pas l’ampleur, et croient être les représentants du pays réel alors même que celui-ci n’a plus confiance en eux) est une conséquence directe de ces prisons qui enferment le pouvoir. Les quatre prisons ont pour gardiens respectifs : les grands commerçants, les militants, alliés et courtisans, les bureaucrates, et les experts internationaux» argue Jean-Pierre Olivier de Sardan, dans son essai «Anthropologie et développement, essai en socio-anthropologie du changement social» (Editions Khartala). Directeur de recherche émérite au CNRS, et directeur d'études à l'EHESS, le chercheur pointe du doigt une corrélation qui n'échappe pas à la réalité mauritanienne également, où ces 4 prisons alimentent le pouvoir, qui se repaît d'elles à son tour.

 

Une 5ème prison, toute récente, peut-être la plus déstabilisatrice à moyen terme, pourrait être ajoutée pour la Mauritanie : le religieux politique. Ces prisons sont d’abord celles du pouvoir, mais aussi celles de la vie politique toute entière (condamnée à la reproduction sans fin des mêmes pratiques), et de la démocratie elle-même (rendue responsable de cette situation). Elles enferment le pays dans la soumission à un système décrié qui ne satisfait que ceux qui en profitent.

 

  • Les grands commerçants / hommes d'affaires

«L’un des effets pervers majeurs de la démocratie est le coût des élections, et donc la nécessité de trouver des financements importants pour faire campagne. Ce coût est particulièrement élevé au Niger, dans la mesure où la distribution de la « rente électorale » est avidement attendue par un grand nombre d’acteurs : les électeurs eux-mêmes, tachant de monnayer leurs voix, ou leurs clientèles électorales quand ils en ont ; les militants des partis, qui ne se mobilisent que s’ils sont « motivés », c’est-à-dire rétribués ; les personnels technico-administratifs-judiciaires (la CENI et ses multiples démembrements, les présidences de bureaux, etc..) ; les prestataires de biens et services (voitures, essence, gadgets, fournitures, etc..) Où trouver l’argent ? En dehors d’éventuelles contributions de mécènes d’Etat (comme certains Etat pétroliers parfois ou Kadhafi autrefois), il n’y a que deux sources importantes : les dons des grands commerçants, d’une part (chaque parti a les siens, sans compter ceux qui donnent à plusieurs) ; d’autre part, les trésors de guerre accumulés par les partis (en particulier ceux qui sont au pouvoir) : mais ceci renvoie encore aux grands commerçants, car cette accumulation trouve le plus souvent son origine dans des rétro-commissions illicites sur les marchés publics et des entreprises privées proches des leaders politiques… »

 

  • Les militants, alliés et courtisans

« L’accès d’un parti à des positions de pouvoir, que ce soit la plus haute, ou qu’elles soient associées à une place dans l’alliance gagnante, implique la distribution massive de récompenses aux membres du parti et aux clients politiques qui ont accompagné l’ascension. L’ingratitude serait le pire des défauts, et source de « honte ». Les récompenses sont donc dispensées tout au long d’une mandature, sous forme de postes, de privilèges, de faveurs, de passe-droits, aux frais de la République. Ainsi s’explique l’inflation spectaculaire du nombre des conseillers et autres chargés de mission, dont les fonctions réelles sont aussi floues que les avantages dont ils bénéficient sont élevés. Ainsi s’expliquent d’étranges nominations, et les soudaines promotions de protégés qui ne se distinguaient guère jusque-là par leur réussite ou leur diplôme.

 

Ainsi s’expliquent aussi les difficultés que tout chef d’Etat rencontre pour s’élever au-dessus de son parti, pour prendre de la hauteur, et échapper aux querelles de clans et aux règlements de comptes avec l’opposition. Il est sans cesse redevable à l’égard de ses propres troupes, il est prisonnier de ceux qui l’ont fait roi. Ce clientélisme de parti n’est pas tant l’expression de la toute-puissance d’un Président (comme on le croit généralement) que le signe de sa dépendance : le chef est enchaîné à ses barons, à ses notables locaux, à ses leaders régionaux. Il devient leur obligé. Il en est prisonnier.

Mais le cycle de la dépendance mutuelle continue. A leur tour les bénéficiaires des largesses du pouvoir, les militants récompensés, les dignitaires portés aux affaires du pays sont devenus des obligés du chef quel qu’il soit. Ils forment une ceinture de courtisans autour de lui, unis par l’accès commun aux privilèges. Nommés par complaisance pour service rendu, leur gratitude s’exprime à son tour par leur propre complaisance envers le pouvoir. Cette complaisance est aussi une déférence, qui, semblable aux louanges des griots, exalte les mérites du chef et de ses lieutenants. On comprend mieux alors la surdité si fréquente des hauts responsables face aux mécontentements populaires, leur ignorance – parfois arrogante – des talaka, leur refus de toute critique – immédiatement interprétée comme un complot de l’opposition… Leur entourage s’empresse à caresser le pouvoir dans le sens du poil, et à dénigrer toute pensée libre et non complaisante. Les courtisans considèrent comme un outrage intolérable cette pensée pourtant fort sage de Montaigne :

« Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit »

Ce système de répartition des postes se fait évidemment aux dépens de la compétence, qui n’est pas le premier critère de nomination, y compris pour le choix des Ministres : chaque parti en effet propose ses candidats, autrement dit ses « barons », qui, une fois en poste, sont intouchables : les démettre menacerait l’alliance elle-même. Et on a ainsi un premier ministre qui ne peut exercer son autorité sur la plupart de ses ministres ou des dignitaires de l’Etat. »

 

  • Les bureaucrates

 

« L’Etat, ce n’est pas simplement un président, un gouvernement, des cabinets ministériels et des DG. C’est aussi, voir surtout, une bureaucratie, depuis Niamey jusqu’aux sous-préfectures, avec sa branche dite de « commandement » et ses services dits « techniques », ses domaines de souveraineté (magistrature, police, armée, diplomatie) et ses bataillons d’infirmiers et d’instituteurs. Tout cet « appareil d’Etat » délivre des services aux populations : sécurité, justice, santé, éducation, eau, routes, etc.

Mais chacun sait, au Niger, que ces services sont de mauvaise qualité. Les usagers, qui sont aussi les citoyens, s’en plaignent amèrement. La situation sinistrée de l’école publique l’illustre abondamment. Cette délivrance déficiente des services n’est pas seulement due à la pénurie et au « manque de moyens ». C’est aussi le produit d’une gestion désastreuse des ressources humaines dans tous les secteurs, ainsi que des comportements « non observants » des agents de l’Etat : bien souvent ces derniers n’observent pas les lois, les normes, les règlements et les procédures officielles, mais suivent plutôt des « normes pratiques » différentes, implicites, routinières, largement partagées.

La culture bureaucratique nigérienne est la somme de ces comportements non observants, de ces normes pratiques, de ces routines, faites de « débrouillardises », de favoritismes, d’absentéismes, de privilèges, de petite ou moyenne corruption, de trucages, entre dabarou et adjara. Tout pouvoir est confronté à cette culture bureaucratique, et le rapport de force est paradoxalement en faveur de la bureaucratie, et non en faveur du pouvoir. Les politiques publiques décidées au sommet de l’Etat se trouvent, dès lors qu’elles sont mises en œuvre sur le terrain, confrontées à la culture bureaucratique qui règne dans les services chargés de les appliquer. Et ces politiques se trouvent démembrées, désarticulées, détournées, contournées.

Cette bureaucratie, fondée sur une pléthore de petites habitudes ancrées dans la quotidienneté des services, constitue une citadelle que bien peu de politiciens sont prêts à affronter. Elle préexiste et survit aux divers régimes. La modifier est une entreprise de longue haleine, bien au-delà des échéances électorales qui obsèdent la classe politique. En outre, s’y attaquer, c’est se mettre à dos tous ceux qui bénéficient du fonctionnement actuel, et en premier lieu les grands commerçants, les militants et les alliés… »

 

  • Les experts internationaux

 

« Le Niger est un pays « sous régime d’aide ». Nous dépendons beaucoup de la rente du développement. En fait cette rente (comme la rente pétrolière ou minière - ndlr) a beaucoup d’effets pervers. Plutôt que de développer les initiatives locales, l’ingéniosité populaire, ou les réformes venant de l’intérieur, l’aide au développement induit la dépendance, les stratégies de captation et l’addiction aux réformes venant de l’extérieur. Les institutions de développement implantent sans cesse chez nous de nouveaux « mécanismes miracles » standardisés, élaborés par des experts internationaux, non adaptés aux contextes nigériens, de type « prêt à porter », alors qu’il nous faudrait du « sur-mesure ». Les pouvoirs successifs ont une forte tendance à se mettre à la « remorque » des bailleurs de fonds, à accepter tout projet et tout programme dès lors qu’il constitue une manne financière, quand bien même on ne croit pas à son efficacité, quand bien même on ne lèvera pas le petit doigt pour en assurer le succès.

Les meilleurs cadres techniques du pays, et plus généralement les fonctionnaires, ont pour principale ambition (en dehors de la politique) d’être recrutés par des « projets », des ONG ou des institutions internationales : ceux qui restent dans le service public sont aigris, en quête de compensations et d’opportunités de gains, et peu portés à prendre des initiatives réformatrices. Quant aux multiples projets et programmes élaborés et financés par l’aide, au sein des administrations ou vers la société civile, on constate que tout s’effondre dès lors que le financement extérieur et l’assistance technique ou gestionnaire s’arrêtent.

Certes il existe çà et là des politiques nationales menées sans le concours d’experts internationaux et sans le financement des bailleurs de fonds. Mais, le plus souvent, elles sont considérées par ceux qui les mettent en œuvre ou ceux à qui elles sont destinées comme étant elles aussi des rentes qu’il faut s’approprier ; le plus souvent aussi, comme les projets de développement, elles ne sont pas pérennes. Le plus souvent, enfin, elles sont caractérisées par leurs incohérences, leur impréparation et leur manque de rigueur. »

 

NDLR : Pour la Mauritanie, au-delà des experts internationaux techniques, il y a la complaisance, que l'on peut nommer sans problème « criminelle », de structures internationales, comme cette déclaration honteuse (diplomatique rétorqueront certains) du commissariat aux droits humains aux Nations Unies il y a 3 semaines : «Je tiens à féliciter le gouvernement Mauritanien et en particulier le Commissaire aux droits de l’homme et à l’action humanitaire, sur des réalisations importantes au cours de l’année passée. (…) Trois experts mauritaniens ont été élus membres de mécanismes onusiens, notamment, du Comité des droits de l’homme, du Comité pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et du Sous-comité sur la prévention de la torture. » Déclaration qui arrive dans la foulée des arrestations de détenus d'opinion (IRA), et le jugement de Mohamed Ould M'Keytir par la Cour Suprême qui pourrait éventuellement déboucher sur sa fusillade.

 

Sankara, le héros évadé de ces prisons

 

« C’est ici que le nom de Sankara vient à l’esprit. Pourquoi est-il, aujourd’hui encore, si populaire ? Mon hypothèse est que c’est justement parce qu’il symbolise, aux yeux de l’opinion publique, le refus de ces quatre prisons. Il incarne l’image d’un homme intègre et courageux, ayant refusé les privilèges et les facilités du monde politique en place, ayant cherché à transformer l’administration et le mode d’exercice du pouvoir, et à mobiliser les énergies et initiatives nationales. Entendons-nous bien : je n’entends pas faire ici le panégyrique de Sankara, ni plaider pour un homme providentiel (encore moins pour un officier putchiste, car après tout c’en était un). Je veux simplement souligner ce fait capital : les qualités que, dans toute l’Afrique, on attribue à Sankara, à tort ou à raison, trente ans après, dessinent en creux ce que chacun souhaiterait qu’un président élu ose enfin faire, et la déception corrélative qui s’ensuit lorsqu’il se révèle n’être pas différent des autres, donc impuissant à faire bouger les murs. »

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